1. Introduction
« La Tunisie fut l’un des premiers pays musulmans à reconnaître la liberté de conscience dans sa Constitution. Pourtant, ce droit reste largement symbolique dans la vie quotidienne des citoyens. Pourquoi ce décalage ? » Ce paradoxe résume le dilemme d’une nation oscillant entre modernité juridique et conservatismes sociétaux. En 2014, la Tunisie révolutionna son cadre légal en inscrivant la liberté de conscience dans l’article 6 de sa Constitution, renforcée en 2022 par l’article 27. Ces avancées, saluées internationalement, contrastent avec une réalité où apostasie, discrimination religieuse ou pression sociale persistent. Comment expliquer cet écart entre le texte et les pratiques ? Cet article explore les racines de cette contradiction et esquisse des pistes pour la résorber.
2. Reconnaissance juridique : une avancée historique
La Constitution tunisienne de 2014 marque un tournant : l’article 6 proclame que « l’État est le gardien de la religion » mais garantit aussi « la liberté de conscience et de croyance ». En 2022, l’article 27 réaffirme ce principe en qualifiant la liberté de conscience de « droit inviolable ». Ces dispositions s’alignent sur les engagements internationaux de la Tunisie, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et la Déclaration des droits de l’homme en Islam de 1981. Par ailleurs, l’article 20 de la Constitution de 2014 établit une hiérarchie des normes, plaçant les traités internationaux au-dessus des lois nationales. Théoriquement, cette architecture légale place la Tunisie à l’avant-garde des démocraties émergentes. Pourtant, cette reconnaissance reste lettre morte sans réforme des structures juridiques et sociales héritées de l’époque autoritaire, voire de l’ordre colonial.
3. Obstacles à la mise en œuvre : le poids des inerties
a) Des dispositifs légaux contradictoires
Plusieurs lois contredisent l’esprit constitutionnel. Par exemple, le serment religieux imposé aux candidats à la présidence (« Je jure par Dieu Tout-Puissant… ») ou aux témoins dans les tribunaux, exclut de facto les non-croyants ou convertis. De même, l’article 5 du décret-loi de 2011 sur l’élection de l’Assemblée constituante exigeait que le président de la République soit musulman – une clause abolie en 2014 mais révélatrice d’une mentalité persistante.
b) Pratiques administratives et éducatives
L’administration tunisienne peine à traduire les principes constitutionnels. Les convertis de l’islam au christianisme, par exemple, rencontrent des obstacles pour modifier leur statut civil. Les manuels scolaires, quant à eux, continuent de promouvoir une identité nationale fondée sur l’islam, marginalisant les minorités religieuses.
c) L’absence de la Cour constitutionnelle
Créée en 2015 mais jamais mise en place, cette institution aurait pu jouer un rôle clé pour harmoniser les lois avec la Constitution. Son absence laisse un vide juridique, permettant à des textes liberticides de perdurer.
d) Le conservatisme social
En 2023, une étude de l’ONG Tunisian Forum for Economic and Social Rights révélait que 62% des Tunisiens considèrent l’apostasie comme « inacceptable ». Les pressions familiales, les risques d’exclusion ou les discours religieux rigoristes entretiennent un climat de méfiance envers les libertés individuelles.
4. Vers une réforme : pistes pour une concrétisation
Pour combler ce fossé, une approche multidimensionnelle s’impose :
- Réforme législative : Abolir le serment religieux dans les procédures officielles ou proposer une alternative laïque. Modifier le Code du statut personnel pour garantir l’égalité des droits aux non-musulmans.
- Éducation et culture : Réviser les programmes scolaires pour y intégrer l’histoire des minorités religieuses et promouvoir un islam ouvert. Sensibiliser les fonctionnaires aux droits constitutionnels.
- Protection des minorités : Créer un mécanisme indépendant de signalement des discriminations et soutenir les associations œuvrant pour la liberté de culte.
- Activation de la Cour constitutionnelle : Cette instance pourrait invalider les lois contraires à la liberté de conscience, comme l’interdiction de l’athéisme héritée de l’article 61 du Code pénal.
5. Conclusion
La liberté de conscience n’est pas une concession de l’État, mais le fondement de toute démocratie. En Tunisie, son ancrage dans la réalité exige plus qu’un texte : une transformation des mentalités et des institutions. Si les défis sont immenses – conservatismes, héritages autoritaires –, les réformes proposées offrent une feuille de route pour concilier tradition et modernité. À l’heure où la Tunisie cherche à consolider sa transition, garantir ce droit serait un pas décisif vers un contrat social véritablement inclusif.
iThere are no comments
Add yours